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LES MANIPULATEURS DESTRUCTEURS PERVERS NARCISSIQUES
12 juillet 2012

Narcissisme destructeur et identification projective- Thierry Simonelli

pervers_narcissique_0021.Préliminaires

1.1. Une ambiguïté dans la conception freudienne du narcissisme.

Malgré la porté clinique importante de la découverte de la pulsion de mort et des pulsions destructrices, Freud ne semble pas voir de rapport immédiat entre pulsion de mort et narcissisme. Nulle part, il ne rapporte les résistances des états narcissiques à l’inertie psychique et aux réactions thérapeutiques négatives. Rosenfeld suppose que cela tient au fait que pour Freud, le narcissisme primaire était dépourvu d’objet. Ainsi, la résistance d’un retour au narcissisme primaire lui semble différent de la réaction thérapeutique négative, issue des pulsions destructrices.

Il faut remarquer toutefois, dans Pulsions et Destins de pulsions, Freud entrevoit le lien intime qu’il pourrait y avoir entre le narcissisme primaire et la haine : « Avec l’entrée de l’objet dans le stade du narcissisme primaire, on parvient aussi à la formation du deuxième sens opposé à aimer : haïr. » Dans le même article, Freud remarque que de ce fait, on pourrait s’imaginer le premier rapport à l’objet comme teinté de haine. Dans la relation à l’objet la haine « est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur qui prodigue les excitations. »

1.2. Les développements de Karl Abraham

Abraham fournit une analyse plus poussée du transfert négatif, notamment en relation avec les patients narcissiques. En 1919 – « Über eine besondere Form des neurotischen Widerstandes gegen die Psychoanalytische Methodik » (Gesammelte Schriften Bd. 1) – il esquisse une forme de résistance particulière qui s’exprime par la supériorité hautaine, la distance, l’hostilité et la méfiance. (En allemand : « ein ungewöhnliches Maß von Trotz » qui s’articule au sentiment d’être humilié et abaisse (gedemütigt) par toute remarque de l’analyste.)

Cette disposition ne se manifeste néanmoins pas nécessairement au grand jour ; le plus souvent, elle se cache derrière une ardeur apparente à coopérer. Abraham attribue ces phénomènes au narcissisme, un narcissisme qui incite ces patients à inverser le rôle de l’analyste et du patient (« [...] die Neigung sich mit dem Arzt zu identifizieren. Anstatt ihm persönlich näherzukommen, versetzen sie sich an seine Stelle. [...] Sie neigen zum Tausch der Rollen, wie das Kind den Vater spielt », p. 279). Selon Abraham, il existe une composante évidente d’envie (Neid) dans ce narcissisme, ainsi que la volonté de surtout tout faire par soi-même (« alles selbst und allein zu machen »). Cette tendance s’accompagne d’un dédain (Geringschätzung) non moins évident de l’analyste.

Ainsi, selon Rosenfeld, Abraham a explicitement dégagé la pertinence théorique et clinique de l’idée d’une articulation du narcissisme et de l’agressivité. Toutefois, il a omis de rapporter le narcissisme à la pulsion de mort.

1.3. La position particulière de Reich

Reich, récuse l’idée freudienne de la pulsion de mort. Toutefois, il remarque également la disposition méfiante et critique particulière de certains patients. Dans ses descriptions de l’armature caractérielle (Charakterpanzer, charakterlicher Panzer, à cuirasse, carapace, mais également: char d’assaut W. Reich, Charakteranalyse, 1997 [1933], Kiepenheuer und Witsch, p. 200-206), Reich souligne également leur attitude hautaine, ironique et envieuse. Ces patients réussissent souvent à faire en sorte que l’analyste se sente inutile, inférieur et impuissant. En décrivant son travail avec un tel patient, Reich souligne son « agressivité réprimée [...], dont la manifestation la plus extrême jusqu’alors avait été les souhaits de mort ». Malgré son refus de la pulsion de mort, et Reich se voit contraint de souscrire aux descriptions de Abraham à partir de son expérience clinique.

1.4. Les avancées de Mélanie Klein

Mélanie Klein a été la première à accepter le renversement profond de la deuxième topique. L’ensemble de son approche se fonde sur l’opposition entre pulsions de mort et pulsions libidinales. Selon Rosenfeld, le mérite lui revient également d’avoir été la première à mettre en lumière le rôle fondamental de l’envie dans le transfert négatif.

Rappel : Envie, avidité, et jalousie selon Mélaine Klein (« Envy and Gratitude », 1957, pp.176-235) :

L’avidité (greed) est un désir impétueux et insatiable qui excède aussi bien les besoins de la personne avide que ce que l’objet peut et veut donner. Sur le plan inconscient, fantasmatique, l’avidité correspond à la tentative de complètement vider le sein maternel et de le remplir ensuite par de mauvais objets. L’avidité cherche la destruction de la créativité de l’autre.

L’envie est une expression orale-sadique ou anale sadique des pulsions destructrices. L’envie représente le sentiment de colère ou de rage face à une autre personne supposée posséder et jouir de quelque chose de désirable. L’impulsion envieuse vise à lui enlever ce quelque chose et à le gâcher, l’empoisonner, le détruire.

La jalousie, quant à elle, se fonde sur l’envie, avec la différence qu’elle se tient dans un rapport entre deux personnes, au moins. La personne jalouse s’intéresse principalement à l’amour d’une autre personne, ressenti comme son dû, comme ce dû dont elle a été privée par un rival.

L’image emblématique de l’envie est celle du bébé qui envie le sein maternel – le bon objet – du fait qu’il s’en sent dépendant et surtout incapable de jamais pouvoir l’égaler. L’envie peut se suffire d’une seule personne : la personne envieuse.

Illustration clinique de l’envie : l’analyste a formulé une interprétation ayant eu un effet sensiblement bénéfique sur l’analysant en le calmant, en allégeant son angoisse ou en changeant son humeur de manière positive. Chez certains analysants, on constate alors un renversement rapide de la situation. L’interprétation secourable devient rapidement l’objet de critiques acerbes et d’un rejet violent. L’analysant envieux en veut à l’analyste pour cette interprétation et peut essayer de toutes ses forces de le rabaisser.

La différence entre envie et avidité serait que l’envie se sustente principalement de mécanismes de projection alors que l’avidité repose en premier lieu sur des mécanismes d’introjection.

 Selon Rosenfeld, Mélanie Klein apporte une réflexion originale sur le narcissisme. Tout narcissisme se déterminé par le rapport à un objet introjecté, idéalisé qui, sur le plan du fantasme, constitue une partie de soi ou du corps propre. Ainsi, l’état narcissique se caractérise par un retrait de l’investissement des objets externes vers les objets fantasmatiques internes.

Dans son travail avec les enfants, Mélanie Klein a observé comme une constante psychique dans l’attitude des enfants à vouloir en même temps détruire et préserver leurs objets. C’était pour elle la preuve de la pertinence clinique de l’opposition pulsions de mort/pulsions de vie. Fidèle à Freud, Mélanie Klein pense que les pulsions de mort constituent une tendance immanente à la désunion, à la séparation et au clivage, alors que les pulsions libidinales tendent vers l’union, la synthèse et l’assemblement. Les premières angoisses naissent de l’angoisse de l’éclatement, de la mise en pièces d’un Moi faible en état de non-intégration (≠ désintégration ; Winnicott).

Dans son travail clinique, elle s’est rendu compte que seule l’analyse du transfert négatif pouvait donner lieu à une analyse subséquente des couches plus profondes de l’inconscient[1]. Ce faisant, elle a pu se rendre à l’évidence que l’envie constitue l’une des modes d’expression de la pulsion de mort. L’enfant ressent de l’envie à l’égard de sa mère qui possède tout ce qu’il peut souhaiter, mais qui lui reste désespérément inaccessible. L’envie est donc accompagnée d’un sentiment de dépendance et d’insuffisance.

Or, cette envie se manifeste également chez des patients narcissiques, dans le transfert, à l’égard de leur analyste. Plus généralement, l’envie inconsciente peut contribuer à tout transfert négatif. Elle est l’un des moteurs les plus puissants de la réaction thérapeutique négative.

2. Première conception de la psychopathologie du narcissisme

La première analyse du narcissisme pathologique chez Rosenfeld date de 1963[2].

L’une des caractéristiques majeures des relations d’objet narcissiques consiste dans l’identification projective ou l’identification introjective toute-puissante, c’est-à-dire dans la suppression de la séparation entre la personne et ses objets. La visée en est la scotomisation des pulsions agressives et surtout de l’envie. Les défenses du narcissisme s’opposent donc principalement aux angoisses paranoïdes.

Au cours de l’analyse, la personne narcissique se montre incapable d’accepter l’aide de l’analyste et la dépendance que cela signifierait pour elle. Le narcissique a tendance à soustraire le sens aux mots de l’analyste afin de les rendre insignifiants afin se les approprier ainsi et de les faire contribuer à son sentiment de supériorité.

Une variante de cette défense s’observe chez des patients hautement intelligents qui refusent toute interprétation et ne cessent de développer toutes sortes de théories subtiles de leur côté ; théories qui contribuent à leur sentiment de supériorité toute-puissante. Rosenfeld observe que ces personnes se montrent convaincues d’être en possession de tout ce qui est bien. Inversement, sur le plan du fantasme, la relation à l’analyste apparaît comme rapport à un dépôt de tous les mauvais objets, des pulsions agressives, haineuses. Ce qui chez l’analysant se manifeste de déplaisant doit pouvoir être déchargé sur l’analyste. De cette manière, le narcissique parvient à se protéger contre son envie de l’analyste.

En rabaissant et en dénigrant l’analyste, la personne narcissique essaye de se défendre de voir dans l’analyste la « mère nourricière » qui suscite son envie. Et c’est en interdisant à l’analyste de devenir l’objet de son envie, qu’il parvient gérer l’angoisse suscitée par ses attaques envieuses inconscientes. Cette scotomisation de l’envie ne réussit qu’au prix d’une idéalisation toute-puissante du Moi qui finit par rendre difficile le rapport à la réalité psychique et la réalité extérieure en général.

 Illustration clinique : Un analysant non-psychotique, demande une analyse en faisant part de son intérêt pour la psychanalyse, et en soulignant en même temps qu’il n’en a aucun besoin. Il se voit immédiatement en patient idéal qui ferait des progrès époustouflants. Mais en réalité, remarque Rosenfeld, il s’avérait rapidement que le travail analytique restait sans effet aucun sur l’analysant. Bien que ce dernier soit très conscient de ses problèmes avec son épouse, ses enfants et ses collègues de travail, l’idée ne lui viendrait jamais d’y supposer le moindre contribution personnelle. Pendant l’analyse, il se montre capable d’adopter rapidement les interprétations pour les reformuler à sa manière et se croire lui-même en être l’inventeur. Dans ses rêves et associations, il apparaît également que l’analyste est imaginé comme sa propre création. Sa résistance, écrit Rosenfeld, donne le sentiment d’un mur de pierres.

Le travail analytique du narcissisme pathologique doit passer par la prise en compte progressive de l’existence de l’analyste et par la réactivation conséquente de l’envie et des sentiments de frustration qu’elle sous-tend. Idéalement, une telle analyse devrait mener à une perlaboration de la position dépressive, c’est à dire à une intégration progressive des pulsions agressives.

Mais ce cheminement reste constamment hanté par l’activation réactionnelle de défenses schizoïdes violentes. Selon Rosenfeld, certains patients arrivent en effet à dépasser ces défenses et à aborder la position dépressive. C’est ce qui devrait encourager le traitement psychanalytique des pathologies narcissiques.

3. Narcissisme pathologique, rage narcissique, « narcissisme destructeur »

Selon Freud, les personnalités narcissiques sont tellement préoccupées par elles-mêmes, qu’un rapport à l’autre en devient presque impossible. Dans la schizophrénie et la paranoïa, la libido se détache des objets et du monde extérieur en général pour se retirer sur le Moi. C’est la raison pour laquelle, selon Freud, ces personnes n’étaient pas analysables[3]. Incapables d’établir une relation de transfert avec l’analyste, la relation analytique ne peut jamais être établie.

À l’instar de Mélanie Klein, Rosenfeld conteste cette hypothèse clinique. Les psychotiques ne sont pas seulement capables de mettre en place un transfert, mais, malgré leur indifférence apparente, s’avèrent être sujets à des transferts autrement plus massifs que les névrosés[4]. L’expérience clinique ne montre pas une absence de transfert, mais un type de transfert très différent, un transfert narcissique tout-puissant : « Dans leurs fantasmes, [les psychotiques] semblaient faire des demandes insatiables à leurs objets, confondre soi et les autres, mettre les autres en soi et réciproquement.[5] »

Cette découverte amène Rosenfeld à introduire la notion de relation d’objet narcissique, afin de soutenir, contre Freud, que les états narcissiques ne sont pas sans objet. Les psychotiques se caractérisent par une relation d’objet narcissique toute-puissante : « J’avais à l’esprit la manière dont les patients psychotiques utilisent les autres (objets) en tant que contenants dans lesquels, se sentant tout-puissants, ils projettent les parties d’eux-mêmes qu’ils ressentent indésirables ou qui leur causent souffrance et angoisse. »

Parmi les personnes de caractère narcissique tout-puissant, il existe toutefois un type particulier. Il est de personnes conscientes et fières de leur côté destructeur et extrêmement sadique. D’où l’extrême importance, selon Rosenfeld, de distinguer entre les aspects libidinaux et les aspects destructeurs du narcissisme. Si le narcissisme plutôt libidinal se caractérise par une idéalisation excessive du Moi, le narcissisme destructeur se sustente du fantasme de la toute-puissance de la propre destructivité et agressivité. Dans ces derniers cas, toutes les relations impliquant un élément quelconque d’amour, d’affection ou d’interdépendance sont détruites avec plaisir.[6] Il n’en reste pas moins que ce narcissisme destructeur est extrêmement difficile à mettre à jour. La personne animée par un tel narcissisme semble avoir perdu tout intérêt dans le monde extérieur, peut parler et se comporter avec la plus grande indifférence.

 Par le concept de narcissisme destructeur, Rosenfeld entend en même temps outrepasser les analyses de Kernberg et de Kohut.

À Kernberg (1977, Borderline Conditions and Pathological Narcissism), il reproche de ne pas suffisamment avoir pris en compte le démêlage ou la désunion (Triebentmischung, Freud) de la pulsion agressive qui tend à envahir l’ensemble de la personnalité.

La « rage narcissique » de Kohut ne se conçoit que comme réaction à une blessure narcissique, au sentiment d’être humilié, mal compris ou méprisé. Contrairement à la rage narcissique, le narcissisme destructeur prend systématiquement plaisir à blesser, à rabaisser, à mépriser à rabaisser et fait se concentrer toute l’énergie de la personne au maintient de sa force sadique.

Le narcissisme destructeur recourt principalement aux mécanismes de l’identification projective, tels que conçus par Mélanie Klein. Le fait de projeter des parties de son propre soi dans les autres conduit néanmoins également à des sentiments de persécution, notamment à l’idée d’être contrôlé par la personne à laquelle on s’est identifié de cette manière.

4. L’identification projective

La notion d’identification projective constitue la pierre angulaire de la conception rosenfeldienne des schizophrénies et des pathologies narcissiques, ainsi que de la profonde altération de la « technique » psychanalytique qui en découle. J’esquisserai brièvement quelques traits de la notion d’identification projective et de son destin.
Mélanie Klein[7] reprend à son compte l’idée de Winnicott[8] de la non-intégration (manque de cohésion) du Moi (≠ désintégration). Les premières angoisses naissent de la pulsion de mort. La pulsion de mort représente une tendance à la dés-intégration. L’angoisse de la désintégration représente la toute première angoisse. Le premier mécanisme de défense face à cette angoisse est celui de la projection. La propre pulsion agressive/pulsion de mort est déplacée et projetée sur un objet extérieur ou dans un objet extérieur. Concrètement : dans le sein maternel. En d’autres termes, la pulsion de mort est attachée à un objet afin d’éviter le morcellement intérieur, le morcellement du Moi. Ce faisant, on ne fait qu’échanger une angoisse contre une autre angoisse : l’angoisse du morcellement intérieur par l’angoisse face à un objet devenu mauvais. Le Moi a toutefois plusieurs types de défense face à l’angoisse du morcellement :

la projection de la pulsion de mort,

le clivage de l’objet en bon et mauvais objet qui préserve l’intégrité du bon objet face au morcellement (-> défense schizoïde),

l’idéalisation du bon objet en cas de menaces de la part du mauvais objet (l’idéalisation est le corollaire de la persécution)

l’idéalisation pouvant conduire jusqu’à la dénégation intégrale du mauvais objet (-> défense maniaque)

    la « gratification hallucinatoire » représentant le degré le plus haut de l’idéalisation : idéalisation toute-puissante du bon objet allant de pair avec l’annihilation toute-puissante du mauvais objet

D’après Rosenfeld[9], l’identification projective relève d’un mécanisme de défense primitif (Mélanie Klein) : « les bonnes ou les mauvaises parties du soi sont expulsées du moi, puis, dans un second temps, projetées dans des objets externes sous forme d’amour ou de haine. » Le résultat en est la fusion des parties projetées du soi et des objets externes. La personne s’identifie à l’objet externe au point de devenir cet objet. Le bénéfice fantasmatique peut consister dans l’acquisition d’un contrôle tout-puissant sur l’objet aimé. Le danger, dans le cas dune projection de la haine et de l’agression est la menace de représailles, c’est-à-dire des craintes paranoïdes de la vengeance de la part de l’objet.

Rosenfeld entrevoit également la possibilité d’une identification projective plus primitive et primordiale, intra-utérine, qui précéderait la séparation d’un soi et de l’objet. Il s’agirait éventuellement d’un état fusionnel du bébé et de sa mère analogue à un « état psychosomatique ». Mais seul un supplément d’observations cliniques permettrait d’apporter de la lumière à cette hypothèse.

 Selon W. R. Bion[10], le mécanisme de defense de l’identification projective se situe sur le plan du fantasme et suppose une fragmentation non seulement des objets, mais du soi dans son ensemble : fragmentation de la pensée, de la sensation, de l’attention, de la mémoire, du jugement avec éjection consécutive dans les objets externes. Ces derniers sont alors enveloppés, avalés, recouverts (engufled) par ces parties projetées :

Chaque particule est ressentie comme consistant en un objet réel encapsulé dans le morceau de la personnalité qui l’a enveloppé. La nature de cette particule complète dépendra en partie du caractère de l’objet réel, disons un gramophone, et en partie du morceau de la personnalité qui l’enveloppe. Si le morceau de la personnalité se rapporte à la vue, le gramophone, une fois qu’il joue, est ressenti comme regardant le patient ; s’il se rapporte à l’ouïe, le gramophone qui joue est ressenti comme écoutant le patient. L’objet, enragé d’être ainsi enveloppé, se gonfle pour ainsi dire, et se mélange et contrôle le morceau de personnalité qui l’enveloppe : dans cette mesure, la particule de la personnalité est devenue une chose. »[11]

 Ainsi, l’identification projective est à l’origine des « objets bizarres » (bizarre objects) de la schizophrénie.

 La notion d’identification projective implique un changement significatif de la position et de la fonction de l’analyste, s’étendant jusqu’à la critique de la notion même de technique psychanalytique. On pourrait varier une formule de Lacan de la manière suivante : on n’est pas analyste avec ce que l’on sait, on est analyste avec ce que l’on est.

L’identification projective a pour effet de produire des effets très particuliers dans l’analyste, et cela non seulement pendant la séance. Il est intéressant de remarquer que Winnicott a été le premier à situer ces phénomènes sur le plan du contre-transfert dans son article « Hate in the countertransference » (1949)[12]. Il y écrit : « je pense que dans l’analyse de psychotiques, et dans les derniers stades de l’analyse de personnes normales, l’analyste doit se trouver dans une position comparable à celle d’une mère face à son nouveau-né. [...] Une mède doit être capable de tolérer sa haine envers son bébé sans en faire quoi que ce soit. [...] La chose la plus remarquable concernant la mère est sa capacité à être blessée tellement par son bébé et de le haïr tellement sans en faire payer les frais à son bébé [...] ».

Rosenfeld décrit ces phénomènes de manière saisissante : « [...] les processus projectifs puissants ont pour résultat que l’analyste, dans cette situation, peut faire distinctement l’expérience contre-transférentielle qu’il n’est bon à rien et qu’il n’a rien de valable à donner au patient. Il peut même éprouver des symptômes physiques avec de tels patients, si concrètes peuvent être leurs projections expulsives ; il peut avoir des nausées tout comme le patient peut vomir réellement.[13] »

L’identification projective relève en grande partie des aspects non-verbaux du rapport analytique : « [...] on peut constater facilement le pouvoir qu’ont ces patients de créer une atmosphère émotionnellement chargée. Quelques-unes de leurs projections s’accompagnent de fantasmes pourvus d’un effet très mobilisateur [...] De telles projections délirantes semblent exercer une forte influence hypnotique sur l’analyste et peuvent le gêner dans son fonctionnement. Elles peuvent conduire l’analyste à entrer en collusion ou à commettre un acting-out ou à se sentir envahi et débordé par la projection.[14] »

« C’est pourquoi l’analyste doit apprendre à contenir les sentiments que le patient suscite en lui pendant un temps notable, avant de pouvoir les lui interpréter. »

Face à cette situation, l’analyse personnelle de l’analyste acquiert un rôle fondamental. Rosenfeld mentionne « le rôle vital d’une analyse personnelle ». Dans sa propre analyse, l’analyste doit avoir touché à ses propres composantes psychotiques, et doit avoir eu l’occasion de les élaborer ou de les perlaborer au risque de se retrouver lui-même happé par des mécanismes défensifs, suscités par ses analysants. L’analyste se tient d’ailleurs dans une position particulièrement délicate par rapport à cette question qui lui reste d’autant plus invisible qu’il a tendance à s’identifier à la position de l’expert, de celui qui se suppose savoir. De même, l’étayage plus ou moins rigide du travail analytique sur les canons d’une théorie psychanalytique, sur l’identification à ses propres analystes, superviseurs ou didacticiens contribuent aisément à la scotomisation chez l’analyste de son contre-transfert et des mécanismes de défense qui en découlent. Rosenfled note dans ce contexte : « des tendances à fonctionner de façon toute-puissante et omnisciente peuvent être considérablement accrues » chez l’analyste. De même qu’un analysant saurait se cacher derrière des termes psychanalytiques, de même un analyste peut se dissimuler et dissimuler la particularité de la personne qui s’adresse à lui en se rabattant sur l’universel d’une théorie.

Vu la difficulté de la démarche, on serait en droit de se demander pourquoi contenir – c’est-à-dire accueillir – le côté concret de l’identification projective ? Ne vaudrait-il pas mieux, dans ce cas, retourner à une interprétation plus rassurante de l’analyste comme miroir vide ou comme chirurgien insensible pendant l’opération ?

D’une part, si identification projective il y a, l’analyste s’y soustraira difficilement. Le refus des effets déstabilisants de l’identification projective ne pourraient consister que dans une altération volontaire de la sensibilité de l’analyste – pourtant censée être assurée par l’attention librement flottante -, c’est-à-dire dans l’organisation volontaire d’un écran protecteur face à l’analysant.

L’analyste devrait savoir accueillir en lui l’angoisse, la haine et la destructivité pour pouvoir la penser et redonner les éléments de la pensée à l’analysant. Si défense : impossibilité de penser. Le rejet des éléments de projection par l’analyste conduit à un embrasement et une confirmation des angoisses paranoïdes de l’analysant.

Hanna Segal fournit belle illustration clinique de la fonction de contenant de l’analyste. Une analysante se sent happée par ce qu’elle appelle une « infection microbienne généralisée » et qui affecte ses humeurs et l’épuise. Elle sent que les microbes attaquent son système nerveux, déréglant ainsi ses glandes et sa pensée. Ces microbes s’en prennent également à ses organes sensoriels qui, sous leurs attaques permanentes sont devenus hypersensibles. « Il n’y a pas de doute, remarque Hanna Segal, que ses persécuteurs internes ne fussent de l’espèce des « objets bizarres » »[15].

Au cours de l’analyse il s’avère que d’une manière ou d’une autre, les microbes persécuteurs ont à faire aux personnes de la vie quotidienne de l’analysante. Ces personnes, elle les distingue en deux grandes catégories : celles qui dépendent d’elle et qu’elle a la charge de soutenir - se sentant coupable à chaque fois qu’elle manquait à son devoir de soutien -, et celles, hautement idéalisées et en nombre bien moins important, dont elle dépend elle-même. Les personnes dépendant d’elle sont ressenties comme étant toutes au bord de la crise de nerfs ou de l’écroulement mental. En ce qui concerne les personnes dont l’analysante elle-même dépend – son mari, par exemple – mais dont elle nie sa dépendance, il y a problème. Car l’analysante a l’impression que ces personnes s’effondrent progressivement à leur tour.

L’urine représente un élément très important dans le monde fantasmatique de l’analysante. L’urine est le résultat d’un effondrement et d’une désorganisation complète des objets internes. Cette décomposition est telle qu’il n’y a même plus de parties ou de morceaux : l’urine constitue le résultat d’une dissolution complète en une matière homogène et informe, un torrent de microbes.

Cette analyse se passe plutôt mal, selon les dires de Hanna Segal, jusqu’au jour où la patiente rapporte le rêve suivant : elle ressent un besoin urgent d’uriner, mais le pot de chambre qu’elle trouve dans sa pièce est recouvert par un beau tissu colorié ; ce qui le rend donc inutilisable. Et cette impossibilité la met dans un état de rage et de désespoir.

En se laissant aller à ses associations sur ce rêve, elle le met en rapport avec un événement de la veille. Téléphonant à son analyste pour lui demander un déplacement de la séance, elle la trouvait (son analyste) expéditive et un peu rude. Peu à peu, la discussion commence à tourner autour de ses objets idéaux, notamment du pot de chambre dans lequel elle pouvait déverser ses microbes. Le pot de chambre s’en éclot donc comme ce qui peut « contenir » son effondrement « sans s’écrouler lui-même ». C’est à cette place qu’elle repère également son analyste ; l’analyse comme pot de chambre. En refusant cette identification – du fait d’être brusque et brève – l’analyste devient tout à coup inutilisable. L’identification projective ne fonctionne plus, l’analyste devient aussi inutile, aussi désespérante ou enrageante qu’un pot de chambre couvert. Inversement, quand l’analysante voyait ou pensait que son analyste se montrait pâle, malade ou affectée, elle se rassurait que le transfert de son propre effondrement avait bien passé, qu’elle avait réussi à la transmettre à son analyste.

Rosenfeld accorde une fonction clinique originale à l’identification projective : en analyse l’identification projective constitue surtout un moyen de communication.[16] En projetant les parties indésirables dans l’analyste, l’analysant ne s’en débarrasse pas seulement, mais il permet également à l’analyste de les ressentir en lui, et de s’en rendre compte ainsi sur le plan de son propre vécu. L’accueil de l’identification projective ouvre le travail analytique à la communication non-verbale. La projection répond notamment au fait que l’angoisse ou la terreur de la formulation symbolique est trop importante. L’angoisse excessive et les défenses massives qui en résultent interdisent de dire et même de penser. En cela, ces parties inconscientes de l’analysant se retrouvent dans l’analyste qui doit, en même temps, être suffisamment perméable pour accueillir l’angoisse, les désespoir, la haine et la destructivité et rester en mesure de ne pas s’en laisser envahir ou hypnotiser, au risque de perdre ses propre faculté de penser et de parler. À lui donc de transformer les excréments nocifs en or, en les restituant progressivement à l’analysant : « La nature du transfert psychotique consiste dans l’opportunité d’offrir la démonstration que des sentiments insupportables peuvent être contenus et pensés de manière créatrice. »

L’on pourrait également penser à la belle formulation d’André Green qui résume la problématique de manière concise : « La réponse par le contre-transfert (c’est-à-dire la réponse que l’analyste fournit de manière actuelle par son travail de verbalisation et d’inscription vicariant) est celle qui aurait dû avoir lieu (mais qui justement n’a pas eu lieu) de la part de l’objet.[17] »

 5. Illustration clinique

L’aspect libidinal du narcissisme conduit à une surévaluation du soi fondée sur son idéalisation.[18] Cette surévaluation se sustente d’identifications introjectives et projectives toutes-puissantes. Il en résulte une sorte de confusion entre les objets du monde extérieur idéalisés et le soi : « tout ce qui se présente comme valable dans le monde extérieur fait partie [du narcissique] ou est sous son contrôle tout-puissant ».

Ce type de narcissisme a des effets négatifs certains, mais également des aspects positifs, protecteurs. Il agit comme la protection majeure du Moi qui, une fois égratigné, risquerait de rendre la personne excessivement vulnérable et susceptible de se sentir humiliée et frustrée. La manque de différenciation des deux aspects ou deux types de narcissisme peut s’avérer désastreux dans le travail analytique.

Le narcissisme destructeur à son tour s’appuie sur une auto-idéalisation excessive. Mais ici, l’idéalisation porte sur les traits destructeurs et tout-puissants. Comme toute rapport investi à l’autre, toute relation d’objet, tout amour implique un sentiment de dépendance et donc le sentiment d’une certaine insuffisance ou faiblesse, le narcissisme destructeur vise à la destruction de toute relation d’objet afin de préserver la toute-puissance fantasmatique. Dans la réalisation de cette tâche destructrice, le narcissisme destructeur possède un large arsenal d’armes qui reposent toutes sur la dévaluation de l’objet : supériorité, arrogance, critique, rabaissement mais aussi l’indifférence ostentatoire, froideur, désintérêt.

En analyse, ces contre-mesures se manifestent dès que la toute-puissance risque de montrer des failles. Cette découverte se fait jour avec des sentiments d’humiliation. Les bonnes qualités de l’analyste supposées faire partie de l’analysant lui sont désormais perdues. Dès lors, le voile couvrant l’envie et la destructivité se lève face à ce qui est ressenti comme spoliation de la part de l’analyste.

L’envie se manifestant ainsi à l’égard de l’analyste peut être perlaborée et diminuer progressivement. Les tendances destructrices, quant à elles, restent néanmoins plus difficiles d’accès. La violence qui peut être ressentie dans le transfert à l’égard de l’analyste peut s’avérer excessivement angoissante pour l’analysant. On remarque également un renversement des tendances destructrices sur soi : plutôt que de dépendre de l’autre, on préfère se détruire soi-même.

Dans l’analyse, cela correspond à la réaction thérapeutique la plus aiguë : le travail analytique est pavé de souhaits et de projets d’interrompre l’analyse, par des passages à l’acte, et par des souhaits ou actions auto-destructrices, pouvant aller jusqu’à la dépression grave et les tendances suicidaires (« disparaître dans l’oubli »).

Selon Rosenfeld, cette « force mortelle » correspond de près à ce que la pulsion de mort freudienne tentait de décrire. Dans l’analyse, elle devient plus forte, plus l’analysant tente de se tourner vers la vie et de faire d’avantage confiance à son analyste.

D’où la nécessité de distinguer entre une organisation narcissique défensive et active et la force destructrice qui en est dissimulée. Les deux se soutiennent : « Le patient ressent qu’il est mort ou que l’analyste est mort ou qu’ils mourant si la force de mort est reconnue. » Cette mort intérieure peut s’exprimer par le sentiment d’avoir détruit définitivement son « soi secourable », son amour. C’est le prix à payer pour la toute-puissance fantasmatique.

Le rêve de Simon :

Un petit garçon est dans un état comateux, mourant d’une sorte d’empoisonnement. Il est étendu sur un lit dans un cour, exposé à la chaleur dangereuse du soleil de midi. Simon, assis à côté de lui ne fait rien pour l’aider. Il se sent supérieur et critique par rapport au médecin qui, lui, aurait dû comprendre ce danger et apporter son aide. Les associations montrent que le petit garçon correspond au soi libidinal dépendant et mourant à qui il interdisait toute aide par l’analyste. Rosenfeld intervient en remarquant que même en se rendant compte de son état mental, Simon ne fait rien qui puisse l’aider ou puisse aider l’analyste à la sauvegarde du soi mourant. Il préfère le meurtre de soi-même pour triompher sur l’analyste et lui montrer qu’il est un râté.

 

« Le rêve illustre le fait que l’état narcissique destructeur se maintient au pouvoir en gardant le soi infantile libidinal dans une condition constante de mort ou d’agonie. Cependant, après un grand travail, il était parfois possible de trouver la partie de Simon qui ne se sentait pas auto-suffisante et morte, et de communiquer avec lui de telle manière qu’il se sente plus vivant. Alors, il admettait qu’il aimait s’améliorer mais bientôt il sentait que son esprit s’évadait du cabinet de consultation. Il devenait si détaché et endormi qu’il pouvait à peine rester éveillé. C’était une résistance énorme, presque comme un mur de pierre qui empêchait tout examen de la situation.[19] »

Seule une interprétation fréquente et une confrontation répétée au narcissisme destructeur apportait une amélioration. Il s’y manifestait par ailleurs une collusion de fantasmes masochistes avec le si souffrant et mourant. Dans une telle analyse réussie, l’analysant prend lentement conscience du fait qu’il est dominé par une partie infantile et toute-puissante de lui-même qui l’attire à la mort, l’infantilise et l’empêche de grandir en le maintenant à distance des objets.

 [1] Une remarque très importante sur ce sujet se trouve chez Winnicott : « [...] we can note immediately that Melanie Klein finds it good to interpret the unconscious conflicts and the transference phenomena as they arise, and to form a relationship with the child on the relief given by such interpretations; by contrast Miss Freud tends to build up a relationship with the child on a conscious level and she describes how she gets gradually to the work pf the analysis with the conscious co-cooperation of the patient. The difference is largely a matter of conscious or unconscious co-operation . », « Child Analysis in the Latency period » (1958), dans D. W. Winnicott, The Maturational Processes and the Facilitating Environment, Londres, Karnac, 1965, 2003, p. 119.

[2] Voir Herbert Rosenfeld, « On the Psychopathology of Narcissism: A clinical Approach » (1964), dans Psychotic States, Londres, 1965, 20004, Karnac, p. 169.

[3] S. Freud, « Zur Einführung des Narzissmus » (1914), dans GW X, p. 139 : « [..] die Abwendung ihres Interesses von der Außenwelt (Personen und Dinge). Infolge der letzteren Veränderung entziehen sie sich der Beeinflussung durch die Psychoanalyse, werden sie für unsere Bemühungen unheilbar. »

[4] À ce sujet, voir plus particulièrement H. Rosenfeld « Transference-Phenomena and Transference Analysis in an Acute Catatonic Schizophrenic Patient. » (1952), dans Psychotic States, Londres, 1965, 20004, Karnac, p. 104.

[5] Herbert Rosenfeld, Impasse et interprétation, Paris, ???, Puf, p. 33.

[6] Ibid., p. 35.

[7] Mélanie Klein, « Notes on Some Schizoid Mechanisms » (1946), dans Envy and Gratitude, Londres, New-York, 1975, 1984, The Free Press, pp. 1-24.

[8] D. W. Winnicott, « Primitive emotional development » (1945), dans Through Paediatrics to Psychoanalysis, Londres, 1958, 2002, Karnac, pp. 145-156.

[9] Rosenfled, Impasse et interprétaiton, pp. 185-190.

[10] « Differentiation of the Psychotic from the Non-Psychotic Personalities », 1957, Second Thoughts, Londres, Karnac, 1967, 1993, pp. 43-64

[11] Ibid. : « Each particle is felt to consist of a real object which is encapsulated in a piece of personality that has engulfed it. The nature of this complete particle will depend partly on the character of the real object, say a gramophone, and partly on the character of the particle of personality that engulfs it. If the piece of personality is concerned with sight, the gramophone when played is felt to be watching the patient; if with hearing, then the gramophone when played is felt to be listening to the patient. The object, angered at being engulfed, swells up, so to speak, and suffuses and controls the piece of personality that engulfs it: to that extent the particle of personality has become a thing. »

[12] Voir D. W. Winnicott, Through Paediatrics to Psychoanalysis, Londres, 1958, 2002, Karnac, pp. 194-203.

[13] Impasse et interprétation, p. 196.

[14] Ibid., p. 25.

[15] Voir Hanna Segal, Introduction à l’œuvre de Melanie Klein, Paris, 1969, Puf, pp. 60-62.

[16] Impasse et interprétation, p. 37

[17] André green, Le travail du négatif, Paris, 1993, Minuit.

[18] Impasse et interprétation, p. 126.

[19] Impasse et interprétation, p. 134.

 

(Exposé du 22 avril 2003 au groupe de travail sur le narcissisme de l'ALEA)

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LES MANIPULATEURS DESTRUCTEURS PERVERS NARCISSIQUES
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